Recherches
Les recherches postdoctorales
Ma thèse a consisté en l’ethnographie de la communauté touarègue installée en Europe, et notamment la manière dont les membres d’une diaspora parlent d’eux-mêmes. Cette communication se noue entre des Touaregs et leurs « amis »[1] Européens proches de la diaspora[2]. L’ethnographie qualitative, axée sur des années de terrains multisites entre la France, la Belgique, l’Italie et la Suisse entre 2011 et 2019 a été combinée tant que possible à un travail quantitatif de relevé et d’analyses lexicométriques de deux corpus. Le premier est issu de la collecte d’entretiens et le second du recueil de textes produits par des Touaregs et diffusés sur internet. Dans cette thèse se côtoient donc deux approches complémentaires et essentielles quant à l’appréhension de la diaspora touarègue : l’une ethnologique et l’autre linguistique. Le langage et la communication officient comme un lien entre les membres. Le sens retenu de la communication à ethnographier ici dépasse l’échange d’information. Il interroge la représentation, l’interaction et les ascendances de ce qui rend un ethos identifiable.
De ce fait, la compréhension de ce qui permet la communication de son ethos est au cœur de cette recherche. Pour parvenir à l’apprécier, il était nécessaire de saisir, tout d’abord, quels étaient les interactants en présence. Ainsi, la première étape consiste en la définition de la communauté en diaspora et de la manière dont elle se compose sociologiquement. Ensuite, il s’est agi de saisir les interactions qui existent de plus ou moins longue date entre des Européens et des Touaregs de ce côté de la Méditerranée. La présentation de cette interface initie l’analyse linguistique des interactions entre Touaregs et Européens. La légitimité de la parole de certains par rapport à d’autre fait l’objet d’une analyse spécifique avant d’amorcer une contextualisation de ces interactions. En effet, la parole est portée par certains membres de la diaspora et de leurs « amis » Européens parce que certains facteurs — leur statut social ou leur niveau d’études par exemple — leur confèrent cette légitimité. En outre, les représentations de soi sont mises en scène dans certains contextes dont la subtilité est un élément fondateur de la légitimation d’une parole et d’une image de cet ethos touareg en Europe.
L’ensemble de ces éléments permet de questionner une pragmatique des discours touaregs en Europe, ainsi que la réception de ces derniers par leurs interlocuteurs. C’est notamment par une approche lexicale et sémantique que ces éléments ont été rendus possibles. Enfin, en synthétisant tous les éléments abordés, l’analyse se porte sur ce qui permet — et ce que nous appellerons — la communication de soi en diaspora. Celle-ci se rapproche pour partie de l’ethnographie de la communication[3], de l’anthropologie de la communication[4] et de la communication interculturelle[5]. Cependant, elle s’en détache par le lien plus étroit proposé avec des philosophies du langage proches de la sémantique et des cognitivistes[6]. Pour autant, la méthode employée est classique. Elle reprend les préalables, ce qui fait lien et sens entre les différents interlocuteurs malgré les différences préexistantes, pour enfin aborder ce qui est communicable et ce qui est intercompréhensible dans un contexte diasporique.
Les recherches postdoctorales
Actuellement, mes recherches s’engagent dans un processus d’élaboration d’une anthropologie sensorielle[7] de la communicabilité[8] du sentiment d’exil. En effet, se sentir en exil est à la fois quelque chose d’intime et de construit collectivement. Ce processus passe par la parole et la mise en place d’une communication de soi extra langagière, comme abordée durant ma thèse. Elle comprend un panel d’éléments susceptibles de rebâtir la représentation d’une imagerie collective et individuelle capable de donner à entendre ce que les membres de la diaspora ont à revendiquer. Dans le cas spécifique des Touaregs installés en Europe, il est question d’appréhender sur le temps long ce qui est communicable en diaspora et comment les membres de la diaspora procèdent. Ainsi, il s’agit dès lors de questionner ce qui, à travers les mots et le verbe, peut en dire long sur les Touaregs à des interlocuteurs qui sont extérieurs à la communauté. J’interroge aussi ce qui est au-delà du langage verbal, en m’intéressant particulièrement aux objets, aux atours, aux postures, aux ambiances et aux instants de commensalités comme autant d’interactions communicationnelles susceptibles de donner à percevoir l’expression de ce ressenti de l’exil[9].
L’anthropologie sensorielle envisagée s’inscrit aussi dans une approche représentationnelle du sentiment d’exil. Mon intérêt se porte sur l’utilisation d’outils susceptibles de représenter, que ce soit en terme lexicologique, cartographique ou symbolique, le ressenti exprimé par les Touaregs en diaspora. En d’autres termes, je souhaite mettre en place un protocole capable de rendre compte concrètement du ressenti de l’exil et des processus qui rendent ce dernier communicable. Pour cela, les outils informatiques (cartographiques, lexicométriques, traitement d’images et de mise en page) mis à la disposition du chercheur en sciences sociales s’avèrent être des atouts opératoires : par ces derniers, il est possible de rendre compte de l’occupation d’un territoire donné, de créer des représentations lexicales et sémantiques des mots que les personnes mettent sur ce sentiment, ainsi que des aménagements mis en place pour donner un sentiment d’ambiance[10]. L’utilisation de ces outils, une fois combinés permet au chercheur, en associant des mots et des lieux, des ambiances et des revendications, de mettre au jour les systèmes représentationnels qui rendent des perceptions et des ressentis communicables[11].
Se ressentir en exil passe aussi par habiter un ici différent d’un ailleurs originel. Cette manière de vivre le territoire est aussi un élément au centre de mes réflexions actuelles qui visent à rendre perceptibles ces traces de l’exil qui passent par l’appropriation, même temporaire, d’un territoire. L’usage de la cartographie se fait pressant depuis lors. Les traces de l’exil peuvent aussi se retrouver dans une manière d’investir un espace, dans lequel du bâti léger peut être installé, tel qu’une tente (ehan) dans le bocage normand, comme pour se rendre visible, monter un décor, se mettre en scène, devenir commun et voisin d’autres manières d’habiter le même espace. Mes recherches actuelles portent sur la totalité de la diaspora touarègue, partout dans le monde. Ainsi, il importe de rendre compte de l’éparpillement international. Pour cela, j’envisage des terrains parmi les communautés touarègues installées en exil : en Afrique de l’Ouest et du Nord ; en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest. La distance géographique plus ou moins grande avec les lieux d’origine, associée à une distance temporelle relative au départ et à la situation qui imposa le départ, offrent des discours différemment affectés. J’envisage donc actuellement de proposer des cartes des différentes échelles à laquelle se situe la diaspora : au niveau international, national, puis microlocal. À l’échelle internationale, cela permet de montrer les parcours migratoires, l’évolution d’une communauté éclatée. À l’échelle nationale, cela permet d’avoir un détail plus précis des membres de la diaspora foyer par foyer, et d’évènements organisés pour que la communauté se retrouve ponctuellement. À l’échelle microlocale, enfin, les cartes seront pensées comme une cartographie sensorielle se basant sur des images satellites et la schématisation des aménagements lors des évènements, et associées à des promenades sensorielles[12] qui permettront de rendre compte du ressenti des membres de la diaspora en contact avec les aménagements.
[1] Klute G. (2011) « From Friends to Ennemies : Negociating nationalism, tribal identities, and kinship in the fratricidal war of the Malian Tuareg », L’année du Maghreb, Dossier Sahara en mouvement, Paris, CNRS Editions, pp.163-175.
[2] Dufoix S., 2011, La Dispersion. Une histoire des usages du mot « diaspora », Paris, Éditions Amsterdam.
Hovanessian M., 2005, « La notion de diaspora : les évolutions d’une conscience de la dispersion à travers l’exemple arménien », in Anteby-Yemini L., Berthomière W., Sheffer G. (dir.), Les diasporas. 2000 ans d’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes : 65-78.
[3] Hymes D. (1964) « Introduction: Toward Ethnographies of Communication », American Anthropologist, Vol.66, n°6, [Part 2: The Ethnography of Communication], pp.1-34.
[4] Winkin Y. (dir.) (1981) La Nouvelle communication, Paris, Le Seuil.
[5] Ladmiral J.-R. & Lipiansky E. M. (2015) La communication interculturelle, Paris, Les Belles Lettres.
[6] Searle J.R. (1998) La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard.
Sperber D. (2000) « La communication et le sens » in Y. Michaud (ed.), Qu’est-ce que l’humain? Université de tous les savoirs, volume 2, Paris, Odile Jacob, pp.119-12.
[7] Howes, D., 2019, « Multisensory Anthropology », Annual Review of Anthropology (48) : 17-28.
[8] Gumperz J. et Hymes D., 1972 (éd.), Directions in Sociolinguistics. THe Ethnography of Communication, New York, Holt, Rinehart et Winston.
[9] Galitzine-Loumpet A. et Saglio-Yatzimirsky M.-C., 2018, « Face à l’exil au risque des subjectivités », Journal des anthropologues, [Hors-Série] : 7-17.
[10] Bégout B., 2020, Le concept d’ambiance, Paris, Seuil.
[11] Gélard M.-L., 2013, « Des corps sensibles aux langages sensoriels en contexte saharien (Tribu des Aït Khebbach, Maroc) », in Colon P.L., Ethnographier les sens, Paris, Éditions Petra : 101-115.
[12] Thibaud J.-P., 2015, En quête d’ambiances. Éprouver la ville en passant, MétisPresses, Genève.